01 avril 2014
Musique d’une vie : le journal de Chouchou Debussy
La Fille de Debussy (Chouchou ou l’enfant muse), de Damien Luce, Éditions Héloïse d’Ormesson, 153 p., 16 €.
Le conditionnel est le temps des enfants et des romanciers. Damien Luce qui cite Saint-John Perse sur son site internet (« Je travaille avec le sérieux d’un enfant qui joue ») y pensait peut-être en écrivant La Fille de Debussy : on dirait que la toute jeune fille d’un grand compositeur n’ayant survécu que de quelques mois à son père aurait en cette ultime et brève parenthèse tenu son journal... La première proposition est réelle (l’adolescente repose avec ses parents mais son prénom n’est pas gravé sur le marbre) et la seconde est un des romans les plus subtils et bouleversants de ce début d’année.
Pas besoin d’être musicien, compositeur, interprète, pianiste ou mélomane averti pour accéder à l’univers de la jeune Claude-Emma Debussy surnommée Chouchou par son illustre père. Certes, Damien Luce , né en 1978 à Paris, possède-t-il tous ces talents auxquels il faut ajouter ceux de comédien, de dramaturge et, pour le bonheur de ses lecteurs, celui d’écrivain avec ce troisième roman, La Fille de Debussy, qui nous ouvre les pages du journal intime imaginaire d’une petite fille de douze ans en plein déchiffrage du monde.
Ce monde en proie à la guerre qui tonne au loin aux cadences de la Grosse Bertha, l’espiègle Chouchou prématurément disparue n’en connaîtra que les premiers émois, juste le temps d’en ressentir toutes les beautés possibles à travers la musique de son père qu’elle s’est promise de jouer chaque semaine :
« Ce sera ma façon de fleurir sa mémoire, de le découvrir. Je retracerai sa vie pas à pas, note à note. »
C’est en effet à la mort de ce père à la fois tendre et ombrageux que commence le journal de Chouchou visité par les silhouettes des amis compositeurs de Debussy, André Caplet, Jean Roger-Ducasse, Érik Satie. On y croise aussi Maurice Ravel qui inspirait à Debussy une admiration agacée.
Que ce journal soit pure fiction, œuvre de romancier, n’enlève rien aux expériences et vérités essentielles que tout lecteur y reconnaîtra comme siennes. La fille face à l’énigme du père dans sa routine et son prestige, et, plus compliqué encore quand il s’agit d’un père qui est aussi un des plus grands compositeurs de l’histoire de la musique, face une perception du monde toujours plus fine et complexe puisqu’elle traverse le prisme du génie artistique. Tout à la fois ce papa qui a ses petites manies (il n’aime pas faire sa toilette !) et ce père dans son îlot sombre :
« Je ressemble à papa. Je me demandais toujours à quoi il pouvait bien penser, quand il restait des heures assis sur le canapé, les yeux dans rien. Maintenant je sais : il ne pensait pas d’un fil, il faisait la planche sur sa tristesse, pour ne pas couler. »
Mais Chouchou a en elle son propre génie pour ne pas ployer sous celui de son père. Elle a le génie de la vie en ses débuts, sa volonté d’insouciance, son pari sur la beauté malgré un contexte historique effrayant et une ambiance familiale parfois angoissante lorsqu’il arrive au ménage Debussy de céder aux inquiétudes du lendemain.
Comme tous les enfants déjà grands, Chouchou devient plus qu’à son tour l’instrument de cette conscience diffuse de l’impermanence, à l’instar de ce piano qui vibre dans la maison d’une musique et d’une pensée inédites, pas toujours faciles d’accès pour une pré adolescente confrontée à un père d’une telle stature, même s’il lui dédie Children’s Corner en ces mots : « À ma très chère Chouchou... avec les tendres excuses de son père pour ce qui va suivre. »
Aussi se réfugie-t-elle souvent dans des histoires qu’elle invente en sa solitude (notamment son petit feuilleton du naufragé aux prises avec sa bouteille à la mer — on dirait un des poèmes désolés d’Érik Satie) et dans la naissance d’un amour, quitte à faire une fois encore l’expérience de l’étrangeté masculine en la personne de Marius, un jeune garçon qui ne pense qu’à la mer. Chouchou, quant à elle, pense à l’amour :
« Pourquoi les gens mettent-ils un grand A au mot amour? C’est si intimidant. »
L’amour, mais aussi la mer rêvée par Chouchou, écrite par Debussy. Si souvent la mer, peut-être en filigrane, ainsi qu’on serait tenté de résumer un des choix narratifs de Damien Luce lorsqu’il emporte le lecteur avec une rare élégance et une incroyable empathie dans une conviction: la main qui tient la plume est en même temps celle d’une toute jeune fille et celle d’un romancier de haut vol.
Christian Cottet-Emard
À noter : ce livre est l'écho littéraire du spectacle Monsieur Debussy, qui est actuellement à l'affiche du théâtre des Variétés à Paris, et dans lequel Damien Luce incarne Claude Debussy. Le texte est entièrement puisé dans sa correspondance, et Damien Luce interprète au piano les œuvres de Debussy.
Extraits de la pièce Monsieur Debussy :
http://www.youtube.com/watch?v=RGwNosW3gaM
19:38 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : lecture, blog littéraire de christian cottet-emard, damien luce, la fille de debussy, éditions héloïse d'ormesson, chouchou ou l'enfant muse, monsieur debussy, théâtre des variétés, paris, littérature, théâtre, journal intime, journal, journal imaginaire, andré caplet, jean roger-ducasse, érik satie, maurice ravel, le chambrioleur, cyrano de boudou, édition, roman, musique, piano
16 février 2014
Carnet / D’une coccinelle, de la voix de Cendrars et d’une mauvaise pioche
Coccinelle malchanceuse
Par mégarde, j’ai tué une coccinelle que j’avais déjà vue immobile au coin de la fenêtre. J’étais en train d’écrire sous la lampe lorsque, sans doute dérangée par la chatte Linette, elle m’a frôlé l’oreille en s’envolant, ce qui m’a fait sursauter. Instinctivement, d’un revers de la main, j’ai chassé ce que je croyais être une mouche ou une araignée. J’ai récupéré la coccinelle sur mon clavier mais elle ne bougeait plus, ailes et élytres de travers.
Cet incident qui m’a attristé me fait penser à la vision qu’a Michel Houellebeck de la nature considérée comme ennuyeuse et hostile (« La forêt vous étreint dans son rêve cruel »). Moins radical sur ce sujet, je reconnais tout de même qu’il m’est difficile d’oublier qu’à chaque instant de notre vie, la nature nous met en situation de supprimer le plus souvent à notre insu d’autres vies qu’elle a créées. Déprimant constat qui suffit à lui seul à réduire toute philosophie et toute croyance aux limites de la fiction.
Voix de Blaise Cendrars
J’entends pour la première fois la voix de Blaise Cendrars en archive sonore l’autre soir sur France Musique dans le cadre de l’émission Greniers de la mémoire consacrée à Érik Satie. Au lieu de la voix grave qu’on imagine par automatisme à un physique de baroudeur tel que celui de Cendrars, c’est la voix d’un vieux monsieur, haut perchée et pâteuse, légèrement nasillarde, qui raconte un épisode touchant et comique de son amitié avec Satie.
Il s’agit pour Cendrars de raccompagner Satie à travers Paris jusqu’à son train qui le mènera chez lui à Arcueil en banlieue pour l’empêcher de dépenser en chemin, notamment dans des tabacs et des bistrots, tout l’argent d’un des rares chèques qu’il vient de toucher en rétribution de sa musique. Rapportée par Cendrars qui s’ingénie à élaborer un itinéraire pauvre en troquets, l’anecdote est savoureuse et désopilante, pleine de tendresse et d’une magnifique humanité aussi.
Malgré son génie, plus probablement à cause de son génie, Érik Satie n’a pas eu beaucoup de chance dans sa vie mais il a quand même eu celle de copiner avec Blaise Cendrars. De son côté, Cendrars ne pouvait que bien s’entendre avec un compositeur qui a fait huit jours de prison pour avoir répondu à un critique musical hostile : « Monsieur et cher ami, vous n'êtes qu'un cul, mais un cul sans musique » .
Pour en revenir à la voix de Cendrars, le fait de l’avoir écoutée m’a donné envie de le relire. Juste une chose qui m’est incompréhensible chez Cendrars : pourquoi s’est-il engagé dans la première guerre mondiale (avec pour conséquence d’y perdre son bras droit) alors que rien ne l’y obligeait en tant que citoyen suisse ? Un mystère pour un homme de mon caractère et de mon époque...
Mauvaise pioche ?
Contrarié par ce qui semble une mauvaise pioche. Depuis le temps que j’entends parler d’Alice Munro (prix Nobel de littérature 2013) j’ai acquis un de ces nombreux recueils de nouvelles, Fugitives (éditions Points). Découragé par la première qui me tombe des mains dès le début, je vais en essayer d’autres mais je crois que je suis mal parti pour trouver la porte d’entrée dans cet univers...
21:33 Publié dans carnet | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : carnet, note, journal, coccinelle, blaise cendrars, érik satie, michel houellebeck, musique, littérature, guerre de 1418, première guerre mondiale, alice munro, prix nobel de littérature, blog littéraire de christian cottet-emard, france, suisse, canada, paris, arcueil, fugitives, éditions points
13 août 2011
Carnet des petits riens
En plein jour, au-dessus de la porte d’entrée, j’ai surpris un loir qui n’avait semble-t-il aucune intention de changer de place. Il est resté ainsi près de trois heures puis a disparu. Un loir insomniaque ?
Voici ce que j’ai lu ici sur le loir : « À l'instar de celle du lérot et du muscardin, la peau qui entoure la queue du loir est susceptible de se déchirer lorsque l'animal est saisi par là. Le prédateur se retrouve alors avec un fourreau garni de poils et la proie qu'il convoitait a eu le temps de s'échapper. Les vertèbres caudales mises à nu finissent par se dessécher et par tomber. Il n'est pas rare de trouver, dans la nature, des animaux mutilés de la sorte qui semblent mener une vie parfaitement normale. »
Souvent, je me suis dit qu’en ce qui concerne mes rythmes de sommeil perturbés, il me faudrait imiter le loir. Pour le sommeil seulement...
L’autre jour, à la sortie d’un concert, une dame m’a demandé si j’étais le garde du corps du musicien célèbre qui venait de jouer. Cette question m’a rappelé qu’une autre personne m’avait pris pour un agent de sécurité lors d’un salon du livre auquel j’avais participé voici quelques années. Dois-je déduire de ces deux méprises qu’il me faut renoncer aux cheveux courts et aux tenues sombres ou que j’ai raté ma vocation ?
Histoire de me rappeler mes beaux moments de rêverie adolescente à l’époque où je découvrais la musique d’Erik Satie, je me suis replongé dans mon intégrale Aldo Ciccolini, le pianiste qui a le mieux compris Satie à mon avis. Je me suis retrouvé tel qu’à mes quinze ans en écoutant notamment Sports et divertissements : le yachting, le bain de mer... Les Gnossiennes, ce sera pour un autre jour. Trop mélancolique en ce moment.
D’habitude, lorsque je prends l’air la nuit sur le seuil et que j’entends glapir le renard dans le verger derrière la maison, je finis par le voir passer tout près à l’ombre des haies en évitant de s’exposer au clair de lune. Ce soir il s’est éloigné très vite, sans doute incommodé par la fumée du Cuaba qu’il m’a pris fantaisie de fumer à cette heure tardive, avant d’aller me coucher. Oui, oui, je sais, fumer tue.
Photo du loir : prise chez moi, l'après-midi, au-dessus de ma porte d'entrée.
02:03 Publié dans carnet | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : loir, erik satie, aldo ciccolini, piano, intégrale, emi classics, cuaba, havane, christian cottet-emard, blog littéraire, renard, tabac, fumer tue